La stratégie géopolitique russe fascine et inquiète à la fois. Entre continuité historique, recentralisation du pouvoir, affirmation de valeurs conservatrices et volonté d’influencer au-delà de ses frontières, Moscou s’est forgé une posture unique sur l’échiquier mondial. Pour comprendre les fondements de cette stratégie, il est nécessaire de remonter aux racines idéologiques de l’Union soviétique, d’analyser la transition chaotique des années 1990, puis de décrypter l’ère Poutine avec ses piliers doctrinaux, territoriaux et culturels.
C’était justement l’objet de la 3ème édition de Bloc to Block, que vous pouvez retrouver tous les 15 jours sur WEN.
On fait le point sur tout ça.
L’héritage soviétique : un État centralisé et idéologique
La stratégie géopolitique russe actuelle puise dans l’héritage soviétique, dont la centralisation du pouvoir est un socle historique. Fondée sur la doctrine marxiste-léniniste, l’URSS rejetait la propriété privée au profit de l’intérêt collectif. Ce système, bien que porté par une élite réduite, s’est imposé grâce à la structuration préexistante de l’État tsariste, facilitant un contrôle rapide et efficace sur les vastes régions du pays.
Dès la révolution de 1917, les bolcheviques ont capitalisé sur l’instabilité sociale pour mettre en place une gouvernance autoritaire, où le contrat social reposait sur une promesse de sécurité et de niveau de vie, en échange d’une obéissance absolue au parti.
Gorbatchev, la perestroïka et l’effondrement soviétique
Dans les années 1980, la perestroïka (restructuration) et la glasnost (transparence), initiées par Mikhaïl Gorbatchev, ont bouleversé l’architecture du régime. En tentant de moderniser l’économie planifiée et d’encourager une certaine forme de libéralisation politique, Gorbatchev a en réalité accéléré l’effondrement du système soviétique.
Les réformes ont donné naissance à une nouvelle classe d’entrepreneurs, mais ont également provoqué une déstabilisation sociale et économique. L’État perdait le contrôle, les tensions internes se multipliaient et l’autorité du Parti communiste s’érodait. Cette phase marque une rupture dans la continuité géopolitique russe, poussant le pays à redéfinir sa place dans le monde.
L’ascension de Vladimir Poutine et la recentralisation autoritaire
L’arrivée au pouvoir de Vladimir Poutine en 2000 constitue un tournant décisif. Son objectif : restaurer la puissance russe en s’appuyant sur une « verticale du pouvoir », une structure où l’État fédéral exerce un contrôle fort sur ses entités régionales. La Russie passe d’un fédéralisme souple à un État centralisé, autoritaire et pragmatique.
Poutine qualifie l’effondrement de l’URSS de « plus grande catastrophe géopolitique du XXe siècle ». Très tôt, il s’appuie sur les siloviki, cette élite issue des services de sécurité, pour verrouiller les leviers de pouvoir. L’oligarchie qui s’était enrichie dans les années 1990 est progressivement mise au pas, recentrant l’économie autour de l’État et du Kremlin.
Une mosaïque ethnique sous pression centralisatrice
La Russie est un État multinational. Près de 20 % de sa population appartient à l’un des 192 groupes ethniques non russes. Cette diversité nourrit des risques de sécession, que Poutine combat par une série de réformes : imposition de l’alphabet cyrillique, suppression des élections régionales au profit de nominations par le centre, fusions administratives diluant les identités locales.
Ces mesures traduisent une stratégie géopolitique intérieure, visant à neutraliser les velléités d’autonomie des régions périphériques et à renforcer l’unité nationale sous un prisme idéologique russe.
Redéfinition de la place de la Russie dans l’ordre mondial
Après une tentative d’intégration à l’Occident dans les années 1990 (entrée au G8, dialogue avec l’UE), la Russie adopte un virage idéologique et stratégique. Le discours change : l’Occident est accusé de colonialisme moral, de volonté d’affaiblir la Russie par la coopération, et d’imposer ses valeurs décadentes.
C’est dans ce contexte que naît une affirmation d’un contre-modèle civilisationnel, porté par l’idéologie eurasiste et une lecture conservatrice de la société : défense de la famille, de la religion orthodoxe, rejet de l’influence occidentale. L’État devient un acteur moral autant que stratégique.
Eurasisme, souveraineté et projection extérieure
L’idéologie eurasiste, portée entre autres par Alexandre Douguine, offre un socle à cette stratégie. Elle promeut une Russie comme civilisation unique, ni européenne ni asiatique, mais au carrefour des deux, avec vocation à s’étendre naturellement au-delà de ses frontières.
Cela justifie, aux yeux du Kremlin, l’annexion de la Crimée en 2014, le soutien aux séparatistes russophones du Donbass, ou encore les prises de position musclées en Géorgie et en Moldavie (Transnistrie). La Russie revendique une sphère d’influence légitime sur l’ »étranger proche », ex-républiques soviétiques.
Une géopolitique à plusieurs visages
La stratégie géopolitique russe est multiforme. Elle combine :
- Conflits armés directs (Ukraine, Syrie, Géorgie)
- Actions hybrides (cyberattaques, désinformation, instrumentalisation des flux migratoires)
- Coopérations institutionnelles dans l’espace eurasiatique : CEI, Union économique eurasiatique, OTSC
- Partenariats stratégiques : l’Organisation de coopération de Shanghai (OCS), notamment avec la Chine
Russie et Chine : un couple asymétrique
La relation sino-russe illustre l’adaptation stratégique de Moscou. Sous pression occidentale, la Russie se rapproche de la Chine. Si la Chine domine économiquement, la Russie reste un acteur militaire majeur, avec une influence diplomatique globale via son siège au Conseil de sécurité de l’ONU.
Ce partenariat, souvent qualifié de « mariage de raison », repose sur des intérêts communs : stabilisation de l’Asie centrale, coopération énergétique, opposition à l’hégémonie américaine. Mais les ambitions des deux puissances sont différenciées, et la Russie, bien qu’affaiblie, conserve une forme de marge d’autonomie dans la relation.
Vers un monde multipolaire ?
La stratégie géopolitique russe s’inscrit dans un monde en recomposition. La Russie cherche à affirmer son autonomie, non seulement face à l’Occident, mais aussi au sein du Sud global, via les BRICS, l’OCS ou encore ses partenariats avec l’Afrique et l’Amérique latine.
Le Kremlin défend une vision multipolaire des relations internationales, où chaque puissance régionale affirme son modèle. Ce discours séduit certains pays, mais montre aussi ses limites face aux divisions internes du « Sud global », aux tensions sino-indiennes, et à la fragilité des alliances opportunistes.
Conclusion sur la stratégie géopolitique russe
La stratégie géopolitique russe repose sur une triple dynamique : recentralisation autoritaire, affirmation idéologique conservatrice, et projection extérieure offensive. Si elle s’ancre dans l’histoire impériale et soviétique du pays, elle s’adapte aux évolutions du monde contemporain en multipliant les outils d’influence, traditionnels ou hybrides.
Dans un contexte de tensions croissantes avec l’Occident, cette stratégie reflète la volonté de Moscou de redevenir un pôle structurant de l’ordre mondial, quitte à redessiner les lignes rouges du droit international et de la souveraineté nationale.
Pour retrouver notre vidéo complète sur la stratégie géopolitique russe, c’est ci-dessous 🙂
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